Le collectif Deindustrialization and the Politics of Our Time (désindustrialisation et politiques de notre temps, ou DéPOT) a conclu sa deuxième table ronde sur les publications récentes traitant de la désindustrialisation. Steven High, chercheur principal dans le cadre de ce partenariat multinational, revient sur la première table ronde dans un autre article du blogue. Dans la deuxième table ronde, huit auteurs ont présenté leurs travaux et placé leurs recherches dans le contexte de ce domaine en émergence à l’échelle internationale. Comme c’était le cas lors de la première séance, ces travaux ont comblé des fossés au sein du groupe de chercheurs, mais ils ont aussi élargi les frontières historiques de ce domaine de recherche. Dans cet article de blogue, je souligne les façons dont cela s’est produit en me reportant aux présentations des auteurs en question.
 

CAPITALISME, DÉMOCRATIE LIBÉRALE ET RÉPONSES DE L’ÉTAT À LA DÉSINDUSTRIALISATION 

Comme le savent probablement bon nombre de personnes dans le domaine, les études sur la désindustrialisation sont apparues en même temps qu’un appel à l’action politique aux États-Unis pendant la crise industrielle des années 1970 et 1980. Les travaux de recherche qui en ont résulté étaient fortement axés sur l’expérience américaine, du Midwest à la Sun Belt. Le collectif DéPOT en a élargi la portée en faisant appel à des cochercheurs représentant majoritairement le Canada et l’Europe de l’Ouest. En général, les études axées sur ces régions ont surtout porté sur la désindustrialisation en tant que processus du capitalisme dans les démocraties libérales développées. Ces nouvelles contributions repoussent les limites de ces approches en examinant la désindustrialisation dans de réelles conditions de socialisme, les transitions entre les économies de marché socialistes et capitalistes, la montée des démocraties illibérales et les efforts de développement de l’État dans le Nord qui répondent à la crise industrielle. Ces contributions seront essentielles à l’heure où le domaine s’élargit pour inclure la recherche transnationale sur la désindustrialisation et les expériences de la classe ouvrière dans le Sud. 

Le livre de Chiara Bonfiglioli, Women and Industry in the Balkans: The Rise and Fall of the Yugoslav Textile Sector contribue à repousser ces limites. Bonfiglioli, chargée de cours à la University College de Cork, relate les expériences des femmes qui ont travaillé dans l’industrie du textile et du vêtement en Yougoslavie, des années 1980 jusqu’à l’effondrement du socialisme en 1991. S’appuyant sur la structure de sentiment de Raymond Williams, Bonfiglioli utilise habilement l’histoire orale pour décrire les répercussions du déclin industriel dans un contexte socialiste et le recoupement complexe entre le genre, la mémoire de la classe ouvrière et l’expérience de vie dans un pays en transition vers le capitalisme. L’inclusion de récits de femmes et l’utilisation du genre comme principale lentille d’analyse ont apporté une contribution majeure; des recherches supplémentaires dans ce domaine s’avéreront incroyablement fructueuses.   

Les limites de la relation entre le capitalisme et la gouvernance démocratique libérale au lendemain de la désindustrialisation ont aussi été étudiées par Gábor Scheiring dans son ouvrage de référence, The Retreat of Liberal Democracy: Authoritarian Capitalism and the Accumulative State in Hungary. Scheiring, ancien membre hongrois de l’Assemblée nationale et économiste politique, examine comment Viktor Orbán a réussi à exploiter le mécontentement de la classe ouvrière lié à la désindustrialisation pour faire éclater les normes existantes entourant la démocratie libérale et mettre en place un projet politique d’autoritarisme débridé. Bien que j’aurais aimé en apprendre plus sur les façons dont la gauche hongroise a tenté de combattre ces changements, l’analyse de Scheiring révèle les lignes de faille politiques que la désindustrialisation a mises au jour. L’importance d’une telle analyse est évidente non seulement pour la Hongrie, mais aussi pour les pays du monde entier qui doivent faire face à la montée du populisme de droite et à l’attrait de la « démocratie illibérale ».   

Les réactions des États à la désindustrialisation sont aussi examinées dans le contexte de la politique intérieure du Canada. Alissa Mazar, qui travaille comme agente de politiques pour Innovation, Sciences et Développement économique Canada, examine le volet économique des efforts que déploie le gouvernement pour accroître l’accessibilité aux casinos dans les villes qui connaissent une désindustrialisation associée à des pertes d’emplois. Dans son livre Deindustrialization and Casinos: A Winning Hand, elle examine le cas du Casino de Windsor, le premier centre de villégiature comprenant un casino ayant été créé spécifiquement pour compenser le déclin industriel. Elle porte donc un regard critique sur des mégaprojets qui servent de remède aux maux engendrés par la désindustrialisation. La recherche de Mazar explique en quoi le Casino de Windsor représente un autre modèle de croissance et de régression semblable, à de nombreux égards, à celui de l’industrie automobile qu’il a cherché à remplacer. Il s’agit d’un autre domaine d’étude qui pourrait voir le jour au cours des prochaines années. Son exploration lucide d’un ensemble déterminé de prescriptions en matière de politique de développement – le mégaprojet – offre un cadre utile à ceux qui cherchent à évaluer l’efficacité des réponses politiques.    

Cet autre livre, Closing Sysco: Industrial Decline in Atlantic Canada’s Steel City, pourrait également servir à alimenter les discussions au sujet des réponses de l’État à la désindustrialisation. J’ai écrit ce livre dans le but d’étudier le cas de la désindustrialisation au sein de l’industrie sidérurgique de ma ville d’origine, Sydney, en Nouvelle-Écosse. À Sydney, l’aciérie a été nationalisée par le gouvernement provincial en 1967. Les nombreuses décennies pendant lesquelles l’État en a été propriétaire avant sa fermeture en 2000 permettent de comprendre les manœuvres derrière les projets de développement régional dans le cadre du fédéralisme canadien, la politisation du travail industriel et les défis auxquels le mouvement syndical canadien a dû faire face pour répondre à la menace de fermeture. Le livre étend cette discussion aux efforts de l’État dans la foulée de la fermeture, en relatant l’assainissement environnemental d’un site contaminé, entre le début et le milieu des années 2000.

 

IDENTITÉ ET MÉMOIRE DANS LES LIEUX DÉSINDUSTRIALISÉS

De nombreux thèmes abordés dans les livres présentés au cours de cette table ronde se recoupent, et plusieurs d’entre eux traitent de l’action de l’État de diverses manières, tout en portant une attention particulière aux dynamiques de classe, de race et de genre. Le deuxième domaine dans lequel je constate un élargissement important des frontières se situe dans la façon dont plusieurs participants ont discuté des notions de lieu et d’identité de la classe ouvrière dans les lieux désindustrialisés.  

Ben Rogaly a explicitement mis l’accent sur ces questions dans la présentation de son livre, Stories from a migrant city: Living and working together in the shadow of Brexit. Il explore deux questions qui ont été posées à l’origine par Doreen Massey : « Que représente ce lieu? » et « À qui appartient ce lieu? ». Pour répondre à ces questions, Rogaly utilise l’étude de cas de Peterborough, au Royaume-Uni. Il remet directement en question les notions dominantes sur les politiques raciales dans les lieux désindustrialisés et révèle une classe ouvrière internationale, multiethnique, plurilingue et multistatut à Peterborough. Ces hommes et ces femmes caractérisent ce que Rogaly appelle le « cosmopolitisme non élitiste », reconnaissant l’intérêt partagé au-delà des frontières de la race et de l’origine ethnique face à l’exploitation par les gestionnaires et les régimes de santé et de sécurité peu avantageux.  

On retrouve des considérations semblables dans le livre de Giacomo Bottà, Deindustrialization and Popular Music: Punk and Post-Punk in Manchester, Düsseldorf, Torino, and Tampere. Dans cette discussion transnationale sur le son industriel, Bottà soutient que le son et la musique ont servi à la fois de médiateur et de modèle pour le passage de ville industrielle à un présent post-industriel. Tissant ensemble l’influence de la production matérielle et de la consommation symbolique du son dans ces domaines, la recherche de Bottà pose un regard perspicace sur la manière dont les expériences sensorielles ont directement influencé la façon dont les résidents des villes en voie de désindustrialisation ont donné un sens à leurs expériences. Il s’agit d’une vision différente de la création de lieux, qui s’appuie fortement sur la valeur de la production culturelle dans de tels processus.  

L’ouvrage de Tim Strangleman, Voices of Guinness: An Oral History of the Park Royal Brewery, s’appuie sur l’étude de cas de la brasserie Guinness qui était située dans le quartier Park Royal, à Londres, pour raconter l’évolution des attitudes et des croyances au sujet du travail au cours des 20e et 21e siècles. En ce sens, le livre de Strangleman parle des grands changements – le fordisme, le néolibéralisme, les fermetures et la dégradation des installations industrielles – et de la manière dont ces changements sont vécus et ressentis par les hommes et les femmes qui sont directement touchés. Dans une perspective à long terme, Strangleman raconte l’histoire de la brasserie Guinness, « d’un bout à l’autre de son existence » et explique comment les travailleurs de la brasserie de Park Royal sont, dans un certain sens, un indicateur de l’évolution de la société en ce qui concerne la vision du travail et les attentes envers celui-ci. Le livre expose des notions profondément ancrées d’identité, de travail et de mémoire historique, illustrant ainsi la rapidité avec laquelle la Terre a bougé sous les travailleurs britanniques au cours des cinquante dernières années.  

Le livre intitulé La désindustrialisation de la Lorraine du fer examine des questions semblables, mais à une échelle différente. Pascal Raggi, historien à l’Université de Lorraine, explique comment la modernisation et les pertes d’emplois se sont accélérées au sein des industries du fer et de l’acier en Lorraine et ont affecté la façon dont de nombreux travailleurs masculins ont compris leur position sociale au travail, dans la région et dans la société française en général. En retraçant cette histoire du 20e siècle à nos jours, Raggi décrit comment la Lorraine est passée de lieu symbolique fortement associé à l’innovation technologique et à la modernité à lieu lié au déclin et à la désindustrialisation. Ce livre établit un lien entre l’économie politique de cette région de France et les discussions sur l’identité et l’action de l’État face au long déclin industriel et à la transition vers le secteur des services.  

Avec les travaux cités dans la première partie de cette série de discussions, les 17 publications élargissent les frontières des discussions en cours tout en établissant des liens transnationaux solides et en comblant les lacunes actuelles dans la recherche. Tous ces éléments constitueront certainement une base pour de futures recherches.