La ville de Derry, en Irlande du Nord, a une longue et illustre histoire associée à la confection de chemises. Encore aujourd’hui, la majorité des personnes nées à Derry sont liées d’une façon ou d’une autre aux usines de chemises, soit parce qu’elles y étaient employées ou parce qu’un membre de leur famille y a travaillé. Cette industrie a des origines modestes, puisque ce sont la femme et les filles de l’homme d’affaires William Scott qui créent les premières chemises cousues à la main en 1831. La demande croissante et l’amélioration des techniques et des technologies de la confection ont conduit à l’ouverture de la première usine de chemises en 1857. Avec ses cinq étages et ses 19 000 pieds carrés, l’usine Tillie & Henderson marque la naissance de la manufacture de chemises à l’échelle industrielle à Derry, une industrie qui deviendrait le moteur économique de la ville. À son apogée dans les années 1920, l’industrie de la confection de chemises employait 18 000 personnes, majoritairement des femmes. Or, l’imprévisibilité de l’industrie, où la demande de produits fluctuait constamment, conjuguée à la concurrence étrangère croissante a entraîné une forte baisse du niveau d’emploi. À mesure que les conditions économiques de la ville se détérioraient, le chômage chez les hommes augmentait et la dépendance aux salaires des femmes montait en flèche. Par conséquent, de nombreuses familles dépendaient alors d’emplois de plus en plus précaires. En 1951, seulement 6 028 personnes étaient employées dans cette industrie, dont 5 515 femmes [1]. Le niveau d’emploi continuait de baisser jusqu’à ne plus représenter que 1 249 travailleurs sur une population en âge de travailler de 34 362 personnes en 1971 [2]. En 1998, la City Factory a mis la clé sous la porte, ce qui signalait la fermeture de la dernière grande usine de chemises à Derry.

Malgré son effondrement, l’industrie de la confection de chemises a laissé un important patrimoine culturel et architectural dans la ville et ses environs. La main-d’œuvre majoritairement féminine des usines de chemises a acquis une réputation légendaire en maintenant l’économie à flot, même aux périodes les plus sombres du conflit en Irlande du Nord. Le lien émotif entre les anciennes ouvrières d’usine et leur carrière dans l’industrie de la confection de chemises a perduré. Des récits nostalgiques sur l’époque des usines continuaient de circuler entre amis et membres de la famille, surtout dans des réunions privées et sans retenir l’attention des médias locaux. Même si elles étaient passées à autre chose après le travail d’usine, ces anciennes ouvrières tentaient de maintenir un lien avec leurs amies de l’usine, allant jusqu’à organiser des événements sporadiques, comme des dîners dansants. Bon nombre des bâtiments des anciennes usines de chemises ont continué de dominer l’horizon au centre-ville et dans les environs. Certains ont été rachetés par des promoteurs, puis transformés pour servir une économie et un paysage urbain en évolution. Des bureaux, des magasins, des établissements d’enseignement et des logements ont pris la place des entreprises industrielles qui occupaient autrefois ces lieux. Toutefois, les usines qui se trouvaient à la périphérie de la ville ont connu un sort moins enviable. Beaucoup ont été laissées à l’abandon pendant des décennies, ce qui a attiré des comportements antisociaux qui ont précipité leur détérioration ou leur démolition. Notamment, l’usine Tillie & Henderson, berceau de cette industrie, a été endommagée par un incendie et a dû être démolie en 2004, au grand regret de beaucoup d’anciennes ouvrières d’usine et de citoyens de Derry. À leurs yeux, la perte des anciens bâtiments de l’usine témoignait de l’incapacité des urbanistes et des promoteurs de protéger le patrimoine de cette industrie.

La colère entourant la démolition des bâtiments emblématiques de l’usine Tillie & Henderson a servi de catalyseur à une campagne de mobilisation citoyenne pour commémorer l’industrie de la confection de chemises de la ville. La campagne visait tout particulièrement à reconnaître les « Factory Girls » ou « filles d’usine », ces femmes qui ont apporté une contribution financière essentielle à leur famille et, généralement, à l’économie locale pendant la seconde moitié du vingtième siècle. Des plans pour ériger une sculpture commémorative ont été créés et soumis au comité du développement du conseil municipal en 2005. Après de nombreux faux départs, le financement a été obtenu, et l’artiste Louise Walsh a entamé le processus de création d’une ambitieuse sculpture symbolique en 2006. Des retards de planification ont contrarié l’avancement du projet, et certains de ces contretemps ont fait augmenter les coûts de construction et de matériel. Ces frustrations ont culminé en 2010, année où Derry a été choisie pour devenir la première ville britannique de la culture en 2013, puisqu’il est devenu évident que la sculpture ne serait pas prête pour les célébrations. La campagne de mobilisation citoyenne a reçu l’appui des syndicats et des politiciens locaux, qui se sont ralliés à l’idée d’un monument commémoratif aux ouvrières. Malgré de nombreuses manifestations d’envergure dans la ville et des pressions constantes auprès du gouvernement local et de l’Irlande du Nord, le conseil a abandonné le projet de sculpture de Walsh en 2018 en prétextant des problèmes de financement. Presque tout de suite après cette annonce, face aux critiques cinglantes des militants et de la population, le conseil a promis d’ériger une autre sculpture plus petite, mais on l’attend toujours. La méfiance à l’égard du gouvernement local a suscité autant de colère que de découragement chez les militants. Les autorités démontraient ainsi leur incapacité à commémorer l’industrie de façon significative.

La frustration à l’égard du gouvernement local a donné naissance à diverses initiatives citoyennes pour commémorer les ouvrières des usines de chemises de Derry. Des œuvres sur l’histoire publique se sont mises à apparaître dans la ville, et l’organisme Inner City Trust a dévoilé des murales commémoratives dans le Craft Village, au centre-ville, en août 2019. En novembre 2019, la pression populaire a permis de préserver « A Stitch in Time », une installation lumineuse offerte à la ville pendant son année à titre de ville britannique de la culture que le conseil municipal menaçait de retirer et de jeter. Un nouvel élan pour la commémoration de l’industrie de la confection de chemises a surgi en février 2020 dans la foulée d’une série d’événements conçus autour du Herstory Project. Organisé par le conseil municipal, ce festival cherchait à faire connaître l’histoire des femmes de la région. Son programme comprenait différents événements sociaux visant à reconnaître le rôle des femmes de l’industrie de la confection de chemises dans l’histoire de la ville. Des « filles d’usine » ont été conviées à des séances d’évocation de souvenirs et de chant ainsi qu’à des entretiens sur des aspects de leur expérience à l’époque où elles travaillaient à l’usine. En assistant à certains des événements du festival avec ma grand-mère (une ancienne ouvrière d’usine de chemises), j’ai pu explorer les liens de ma famille avec cette industrie, ce qui a servi d’inspiration à mon projet doctoral. De plus, grâce à ces événements, certaines militantes de longue date ont pu revoir d’anciennes collègues. La campagne en faveur d’un monument permanent aux « filles d’usine » a été relancée avec la détermination de ne plus accepter de refus.

Ce nouvel élan a donné naissance à l’initiative « Friends of the Factory » (« Les amis de l’usine »). Composé d’anciennes ouvrières d’usine de chemises et de membres de leurs familles, ce groupe a été fondé dans le but de créer une communauté de célébration et de militer pour la reconnaissance permanente du patrimoine de l’industrie de la confection de chemises à Derry. Depuis le début de la pandémie de COVID-19, l’initiative a été contrainte de faire campagne en ligne seulement. Malgré les restrictions, la communauté a réussi à s’épanouir, d’abord sur Facebook. Le groupe a ensuite orienté ses efforts vers la création d’un monument commémoratif aux ouvrières d’usine de la ville qui serait concret, significatif et indépendant du projet soutenu par le conseil, désormais au point mort. Une initiative de plaques a été créée en partenariat avec le Derry Trade Unions Council à l’occasion de la fête du Premier mai, journée de célébration des travailleurs. Cette collaboration a permis d’installer des plaques commémoratives sur les six bâtiments d’usine de chemises survivants dans la ville, et l’initiative devait se poursuivre dans un avenir proche. Dévoilées sur trois jours, les plaques sont un rappel permanent de l’histoire du paysage urbain actuel de Derry façonné par une industrie qui en était jadis le moteur économique. Elles rappellent également que l’histoire publique proposée par les citoyens peut combler le vide émotionnel et symbolique laissé par l’incapacité des autorités locales à commémorer concrètement un aspect du passé.

Grâce à un appui inégalé dans la population, les efforts des anciennes ouvrières d’usine et de leurs alliés se sont fait remarquer par les autorités et le milieu des affaires de la région. Des entreprises thématiques inspirées par les usines de chemises sont apparues partout dans la ville en reconnaissance du patrimoine de l’industrie. Aujourd’hui, cette offre commerciale va des épinglettes commémoratives aux tours guidés d’anciennes usines en passant par des cafés, un restaurant et même un bar à cocktails. Cette année marque également la tenue de la première exposition temporaire d’envergure sur les usines de chemises au Tower Museum, un musée administré par le conseil municipal. Enfin, le conseil a de nouveau accepté de commanditer une sculpture pour commémorer le patrimoine de l’industrie de la confection de chemises. Après de nombreuses années d’efforts frustrés et la résurgence de la mobilisation citoyenne pour sa commémoration et sa célébration à Derry, j’espère sincèrement que les ouvrières des usines de chemises pourront voir cet hommage mérité envers une industrie qui a si profondément marqué ma ville.

NOTES

[1] Northern Ireland Statistics and Research Agency, « 1951 Census – Londonderry County Borough Report », p. 83 (https://www.nisra.gov.uk/sites/nisra.gov.uk/files/publications/1951-census-londonderry-county-borough-report.pdf)

[2] Northern Ireland Statistics and Research Agency, « 1971 Census – Londonderry County Borough Report », p.28 et 62 (https://www.nisra.gov.uk/sites/nisra.gov.uk/files/publications/1971-census-londonderry-county-borough-report.PDF)