Avec la désindustrialisation en œuvre dans l’ensemble du monde industriel occidental depuis les années 1960, la diminution considérable des effectifs ouvriers voire la disparition de pans entiers du monde industriel – on pense ici au domaine des industries extractives avec, par exemple, les fermetures des dernières mines souterraines de charbon en France (La Houve – Creutzwald, avril 2004) et en Grande-Bretagne (Kellingley, décembre 2015) – ont entraîné un focus des études historiques sur les communautés ouvrières et leur univers économique, mental, politique et social en voie de disparition puis finalement disparu (Cowie, 2010 ; High, 2003). Facilement identifiables et aux effectifs importants par le passé, les ouvriers de l’industrie – métallurgistes, mineurs, sidérurgistes, travailleurs et travailleuses de l’industrie automobile ou du textile, etc. – sont devenus, fin XXe et début XXIe siècles, les symboles voire les victimes du processus de désindustrialisation qui a déstructuré socialement une grande partie des pays occidentaux industrialisés depuis le XIXe siècle. 

Dans le même temps, des évolutions techniques ont transformé les façons de travailler. L’automatisation, l’informatisation, la mécanisation et la robotisation ont ainsi aidé les femmes et les hommes des postes de travail ouvrier tout en accélérant parfois la disparition de leurs métiers. Conjointement, la technicité croissante des entreprises et du travail industriel a nécessité le recours à des personnels de plus en plus qualifiés au statut d’employé. Parfois plus proches de l’encadrement et du management assuré par des cadres et des ingénieurs, ces employés sont plus difficiles à cerner que les ouvriers. D’autant plus que leur statut peut être très volatil comme le rappelle Cédric Lomba pour les travailleurs belges de la sidérurgie (Lomba, 2004). Et tandis que la part relative d’employés et d’employées augmentait dans les effectifs de l’industrie, la complexité de la définition des tâches qu’ils effectuent rend leur étude moins simple que celle de la classe ouvrière.   

Paradoxalement, alors que dans certains secteurs industriels leur nombre finit par dépasser celui des ouvrier – comme dans la sidérurgie française après 1989 (Raggi, 2019) – la diversité de leurs activités professionnelles (administration, comptabilité, gestion, encadrement, management, spécialisation technique, etc.), voire leur positionnement hiérarchique – on pense ici aux contremaîtres – et même la répartition genrée de certaines professions, mise en avant dès les début de l’industrialisation (Gardey, 2001), compliquent la réalisation de grandes études de synthèse à leur sujet. Autre facteur de complication, la représentation syndicale moins uniforme peut gêner la création de grand récits historiques voire politiques sur l’histoire des employées et des employés dans la désindustrialisation. La proximité de certaines et certains cadres, employés et ingénieurs avec les patrons dans les bureaux peut même créer des soupçons de rapprochement idéologique et politique avec eux !   

Afin que les employés, les ingénieurs et les cadres ne soient pas les travailleurs oubliés des historiens de la désindustrialisation, ces derniers peuvent replacer leur histoire dans le temps long de l’industrialisation/désindustrialisation. En effet, dès la fin du XIXe siècle, leurs rôles sont fondamentaux dans le fonctionnement des entreprises industrielles. Et puis, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, dans l’imaginaire collectif et occidental, le « bureau » est même devenu le lieu de travail archétypal. L’univers professionnel du secteur tertiaire (y compris celui des services à l’industrie) domine ainsi le domaine des représentations professionnelles comme l’image « sociale-triste » des ouvriers de l’industrie (Noiriel, 1986) a pu l’emporter sur des visions plus positives de celle-ci. Les cols blancs (Wright Mills, 1951) devenant même, dans les pays occidentaux et au cours du XXe siècle, les symboles de la moyennisation des sociétés industrielles apparues au XIXe siècle. Sans que l’apaisement démocratique n’accompagne forcément la croissance démographique des classes moyennes (Kocka, 1989), il est indéniable de constater que leur rôle social finit par devenir central dans les sociétés industrialisées. Et après avoir étudié comment la désindustrialisation remet en cause la centralité ouvrière dans le monde du travail, notamment par la désouvriérisation (Vigna, 2012), il est temps de se demander quelles sont ses conséquences sur la classe moyenne à laquelle les cadres, les employés et les ingénieurs de l’industrie appartiennent.    

À l’heure où les ouvriers du secteur industriel sont supplantés numériquement par les employés du secteur de la logistique, et que « le passage de l’ouvrier d’industrie au magasinier, et de l’usine à l’entrepôt, corollaire d’une longue période de désindustrialisation des territoires, est un phénomène contemporain de la baisse en gamme du niveau des emplois populaires et du surgissement du phénomène des travailleurs pauvre » (Fourquet & Cassely, 2021, p. 271), un retour sur l’histoire récente de celles et ceux dont le statut a pu être envié par les ouvrières et les ouvriers serait le bienvenu.