Le collectif Deindustrialization and the Politics of our Time (désindustrialisation et politiques de notre temps, ou DePOT) a récemment tenu la première de deux tables rondes sur les perspectives émergentes dans le domaine international des études de la désindustrialisation. Neuf auteurs ou directeurs d’ouvrages ou de numéros spéciaux récemment publiés se sont exprimés pendant sept minutes chacun sur leurs principales contributions à ce domaine. Cet exercice inspirant nous a vraiment permis de déterminer où en est le domaine et ce vers quoi il tend. Parmi les nouvelles perspectives qui se sont dégagées, j’aimerais revenir sur les trois manières dont les nouvelles études sur la désindustrialisation viennent combler les anciennes fractures historiographiques.

COMBLER LES FRACTURES HISTORIOGRAPHIQUES ET LINGUISTIQUES 

Un grand nombre des nouvelles études sur la désindustrialisation contribuent à combler les fractures historiographiques et linguistiques à l’échelle mondiale. L’avènement du Brexit, de Donald Trump et du populisme de droite a montré que les forces politiques et économiques en action sont transnationales, même si leurs formes varient en fonction des moments et des lieux. 

Ce caractère transnational ressort de nombreux ouvrages, mais peut-être surtout de celui de l’historienne américaine Tracy Newman intitulé Remaking the Rust Belt: The Postindustrial Transformation of North America, qui compare deux anciennes villes sidérurgiques respectivement situées aux États-Unis (Pittsburgh) et au Canada (Hamilton). L’ouvrage échappe ainsi à la normalisation qui engendre souvent des études portant sur une seule localité ou région. Mme Newman y traite avant tout des coalitions locales axées sur la croissance qui ont marqué l’ère postindustrielle. Comme elle distingue nettement désindustrialisation et postindustrialisme, j’aurais souhaité l’entendre s’exprimer sur le lien entre ces deux concepts lors de la table ronde.  

Un angle d’attaque semblable anime le numéro spécial de 20 & 21 : Revue d’histoire (une grande revue historique française) intitulé La désindustrialisation, une histoire en cours, codirigé par les historiens français Marion Fontaine et Xavier Vigna. Même si ce numéro traite avant tout des travaux des historiens français de la désindustrialisation, il comporte aussi des contributions de quelques universitaires (dont moi-même) qui écrivent habituellement en italien ou en anglais. Leurs articles ont été traduits en français, ce qui constitue un rare exemple de franchissement de la fracture linguistique. J’aimerais que les universitaires anglophones agissent plus souvent de la sorte. Quand, lors de la table ronde, j’ai demandé à Mme Fontaine en quoi l’approche française se comparait à celles des autres pays, elle a répondu qu’elle se basait sur des sources historiques et des méthodologies très différentes. Compte tenu du grand nombre d’entreprises publiques que compte ou a compté la France, elle dispose en effet de bien davantage de données historiques sur les entreprises qu’il n’en existe en Amérique du Nord. En même temps, il y a toujours eu une réticence en France à exploiter l’histoire orale, un courant contre lequel les directeurs du numéro spécial ont souhaité aller dans leur publication. 

L’histoire orale constitue justement le fondement d’un numéro spécial de la revue allemande Bios, (Post-)Industrial Memories. Oral History and Structural Change, codirigé par Stefan Moitra et Katarzyna Nogueira. Ce n’est que la seconde fois qu’un numéro de cette revue est publié dans une langue autre que l’allemand, elle qui a vu le jour dans le cadre du European Labour History Network, dont la constitution, en 2015, fut suivie l’année suivante d’une conférence transnationale à Bochum. Même si les articles qui composent ce numéro traitent principalement de sujets locaux ou régionaux, M. Moitra a souligné lors de la table ronde qu’il s’agit d’un numéro profondément transnational de par la manière dont les études rapportées ont été gérées et analysées. Ses deux directeurs étant issus du secteur muséal, le numéro spécial précité a aussi contribué à combler la fracture entre les recherches universitaire et communautaire. M. Moitra a cité en exemple l’un de ses chapitres marqué par des différences d’interprétation entre les anciens ouvriers qui travaillent désormais comme interprètes dans un musée situé sur un ancien site industriel et les conservateurs professionnels de ce même musée. 

Le patrimoine industriel est aussi le sujet de l’ouvrage dirigé par Stefan Berger intitulé Constructing Industrial Pasts: Heritage, Historical Culture and Identity in Regions Undergoing Structural Economic Transformation, qui comporte une série d’études de cas régionales issues d’Europe, de Chine et d’Australie. Cette approche internationale a conduit M. Berger à parler, lors de son intervention, de trois types de traitements du patrimoine industriel. Le premier, observé dans les pays anglophones où le néolibéralisme est le plus présent, a conduit peu d’États à prendre l’initiative de préserver le patrimoine industriel. Les initiatives axées sur celui-ci sont dans ce cas venues de la base. En Europe de l’Ouest continentale, en revanche, les États se soucient davantage du patrimoine industriel et tentent de forger un discours consensuel qui justifie la désindustrialisation. En Chine, enfin, le patrimoine industriel est exploité pour légitimer le maintien du régime communiste. La même chose était vraie en Europe de l’Est avant l’effondrement du bloc de l’Est. 

Parmi les panélistes, l’historien Ewan Gobbs, auteur de l’ouvrage sur la désindustrialisation des houillères écossaises intitulé Coal Country. The Meaning and Memory of Deindustrialization in Postwar Scotland, téléchargeable gratuitement, a lui aussi contribué au comblement des fractures géographiques. Même si son ouvrage ne traite que d’une seule région (ou nation), il se situe dans une perspective comparative plus vaste. Comme l’a souligné M. Gobbs, les différences de politiques entre le Pays de Galles, le Nord de l’Angleterre et l’Écosse remettent en question la thèse de la « rébellion de la Rust Belt » propagée dans les médias depuis le Brexit et l’élection de Donald Trump. M. Gobbs a ensuite évoqué la « désindustrialisation progressive » des houillères écossaises, amorcée dans les années 1940 et qui s’est poursuivie jusqu’à l’effondrement des principes de l’« économie morale » dans les années 1980 et 1990. Le nationalisme a joué un rôle déterminant dans la manière dont la classe ouvrière écossaise a réagi à cette crise, manière qui ne va pas sans rappeler la réaction des travailleurs canadiens, au cours des mêmes années, à la fermeture de leurs usines par les patrons américains, dont j’ai traité dans mon propre ouvrage. 

COMBLER LES FRACTURES RACIALES ET LIÉES AUX CLASSES SOCIALES

J’aimerais maintenant aborder les manières dont les chercheurs qui se penchent sur la désindustrialisation tentent de combler, en matière d’analyse, les fractures raciales et liées aux classes sociales. Le fait que les études sur la désindustrialisation émanent en grande partie de Blancs contribue à ces fractures, sur les plans historique et historiographique. Le fait que la classe ouvrière soit assimilée aux travailleurs blancs est un problème constant. Dans son ouvrage intitulé Manufacturing Decline: How Racism and the Conservative Movement Crush the American Rust Belt, le géographe Jason Hackworth se penche sur l’abandon de dizaines de villes situées dans la Rust Belt américaine. Il s’intéresse tout particulièrement au type d’abandon extrême que l’on associe avant tout à Détroit. M. Hackworth soutient que l’abandon des villes concernées n’est pas seulement attribuable à la disparition des emplois; le facteur racial a joué selon lui un rôle clé. La discrimination dans l’accès au crédit, la surveillance policière excessive et le capitalisme racial contribuent de manière déterminante à l’abandon extrême, Comme la désindustrialisation, le déclin urbain a été planifié, et les décisions politiques ont notamment été dictées par des considérations raciales. 

Dans son ouvrage intitulé On Burnley Road: Class, Race and Politics in a Northern English Town, Mike Waite offre pour sa part une analyse étayée de la montée du populisme dans l’ancienne ville textile de Burnley, dans le Nord désindustrialisé de l’Angleterre. M. Waite ayant travaillé pour le conseil municipal de Burnley, il était aux premières loges quand cette montée du populisme s’est produite. L’éclatement des émeutes raciales qui ont agité la ville en 2001 a d’abord été considéré comme une aberration, mais il est aujourd’hui perçu comme annonciateur d’une tendance politique à plus grande échelle. L’ouvrage de M. Waite nous rappelle l’importance des acteurs politiques locaux, et le fait que les changements ne sont pas toujours provoqués par les gens d’en haut et ceux de la base; ils sont souvent le fruit progressif de l’histoire locale. Il indique aussi en quoi les institutions locales ont été elles-mêmes victimes de la désindustrialisation, puis de l’austérité. C’est une autre contribution importante aux études sur la désindustrialisation.

RESSOUDER UNE CLASSE OUVRIÈRE FACTURÉE 

La table ronde a également mis en lumière le fait que les nouvelles études sur la désindustrialisation portent à la fois sur celle-ci et sur l’histoire du travail qui vient ensuite. Dans son ouvrage intitulé La restructuration permanente de la condition ouvrière, consacré à ArcelorMittal, le sociologue belge Cédric Lomba se penche sur ce qu’ont vécu les travailleurs de l’acier qui ont continué à travailler dans ce secteur en recul, marqué par de constantes incertitudes touchant une production concentrée sur de moins en moins de sites. Cet ouvrage permet de cerner la manière dont les travailleurs restants du secteur ont vécu sa restructuration, ainsi que l’incidence de celle-ci sur leurs parcours de vie. C’est un ouvrage dont se dégage une solide réflexion, d’autant plus profonde que le père de M. Lomba a lui-même été travailleur de l’acier chez ArcelorMittal. 

Venons-en enfin à la décomposition et à la recomposition des classes sociales dont traite l’ouvrage de Gabriel Winant intitulé The Last Shift: The Fall of Industry and the Rise of Health Care in Rust Belt America, qui nous invite à nous demander en quoi l’avènement d’une économie de services est étroitement lié au déclin industriel. Pendant le boom de l’après-guerre, la mobilité ascendante collectivement négociée a engendré une expansion dramatique de l’assurance maladie privée aux États-Unis. La répartition géographique des emplois dans le secteur de la santé est particulière, et la faiblesse des salaires offerts se traduit par une forte racialisation. La désindustrialisation a entraîné une détérioration progressive de la santé dans les régions désindustrialisées, qui comptent une population plus pauvre et plus âgée qu’ailleurs. C’est entre autres le cas de la région de Pittsburgh, dont traite l’ouvrage de M. Winant Ce dernier souligne que le départ des jeunes pour trouver du travail ailleurs a lui aussi perturbé les réseaux familiaux. Il appelle les chercheurs qui se penchent sur la désindustrialisation à élargir leur vision des travailleurs industriels en prenant en compte la recomposition de la classe ouvrière, multiraciale. 

Je serai curieux de comparer les neuf ouvrages des participants à la première table ronde, dont nous venons de parler, à ceux des participants à la seconde, qui aura lieu le 18 juin. Huit nouveaux ouvrages récemment publiés seront abordés lors de celle-ci, ce qui montre à quel point le domaine des études sur la désindustrialisation se porte bien. Compte tenu des participants qu’elle regroupera, cette seconde table ronde présentera des points communs avec la première, mais aussi des différences par rapport à celle-ci. Il y sera entre autres question des cas de la Hongrie, de la Finlande, de l’Italie et des Balkans, mais aussi de casinos et de punk rock. Il y sera aussi question de genre, sujet très peu abordé lors de la première table ronde, de même que des sociétés industrielles, dont seul M. Lomba a parlé jusqu’ici. Enfin, les questions de race et de classe sociale compteront à nouveau parmi les sujets clés. Les 17 ouvrages abordés dans le cadre des deux tables rondes donnent en tout cas un aperçu complet de l’évolution future des études sur la désindustrialisation.