By Xavier Vigna
Our third entry in this symposium on Andy’s Clark’s new book is from Xavier Vigna, professor of contemporary history at the University of Paris-Nanterre, one of the leading labour historians in France. Vigna has published a number of influential books including Histoire des ouvriers en France au XXe siècle (Paris, Perrin, 2012) and L’espoir et l’effroi. Luttes d’écritures et luttes de classes en France au XXe siècle (Paris, La Découverte, 2016) as well as co-editing a special issue with Marion Fontaine on deindustrialization in 20&21. Revue d’histoire, 144 (October-December 2019). In his review, Vigna praises the book but also raises important critical questions about the usage of “community” and flags the failure of most labour historians in the UK to make wider international connections.
Andy Clark a consacré sa thèse à trois occupations d’usine en 1981-1982 conduites par des ouvrières en Ecosse. Cette enquête est restituée dans un livre de belle facture, dont je vais d’abord restituer la trame avant de proposer quelques éléments de discussion.
L’introduction pose remarquablement le cadre, en soulignant d’emblée l’importance de ces épisodes. De telles résistances ont été rares pendant le gouvernement de Margaret Thatcher et la mémoire de ces combats, pourtant victorieux, a largement disparu. C’est ce paradoxe que l’auteur veut résoudre et c’est un récit, jusqu’alors essentiellement masculin de la désindustrialisation, qu’il veut enrichir et compliquer. S’inspirant de la démarche exemplaire adopté par de nombreux historiens anglo-saxons de la désindustrialisation, notamment Steven High, il explicite son rapport personnel à son objet d’études : l’auteur est né à Greenock en 1990, dans la ville marquée par l’industrie lourde et les chantiers navals, où s’est également déroulée une des trois occupations. Dans sa famille, les hommes ont travaillé dans la construction navale pendant trois générations, en même temps qu’ils se sont engagés dans le monde syndical, le père et le grand-père de l’auteur ayant été délégués syndicaux. Cette proximité géographique, sociale et familiale lui permet de nouer des contacts avec les militantes et surtout de percevoir plus facilement l’indignation, le sentiment profond d’injustice qui nourrissent les conflits.
La première partie de l’ouvrage s’attache ensuite à un cadrage théorique et historiographique dans quatre chapitres. De ce riche panorama, on peut retenir trois éléments principaux. L’auteur s’est abondamment nourri de l’historiographie de la désindustrialisation et notamment des travaux de Sherry Lee Linkon sur la « demi-vie ». Il ne s’agit pas seulement de revenir sur les fermetures mais d’envisager comment elles contribuent à façonner ces territoires désindustrialisés dans la décennie suivante. C’est pourquoi, il s’agit de restituer l’expérience de celles et ceux qui ont vécu ces épisodes et continuent à vivre ces transformations ou, pour le dire autrement, ce que la perte a fait et continue de produire, tant pour les protagonistes mêmes que pour les générations ultérieures, celles qui n’ont pas travaillé (ou pas pu) dans l’industrie (p. 27-28). C’est bien pourquoi, l’histoire orale est l’instrument décisif dans cette enquête, qui permet aux témoins de raconter non pas seulement leur action, mais aussi ce qu’ils voulaient et pensaient faire, et ce qu’ils pensent avoir fait (p. 49). Ce choix passe ensuite par une place importante aux extraits d’entretien qui, s’ils ne sont pas forcément aisés à saisir pour un lecteur étranger, donnent consistance à ce récit et à ces pensées ouvrières. À cet égard, la question de l’injustice est décisive. Celle-ci n’est pas un donné qui ferait jaillir l’action. Tout au contraire, l’auteur considère qu’elle n’est pas immédiatement perçue mais progressivement élaborée pendant l’action collective et par elle. C’est la mobilisation qui permet la prise de conscience, notamment celui d’une injustice (p. 45-46) ou d’un tort. Le dernier élément cadre l’industrialisation écossaise : quand les industries traditionnelles et notamment minières déclinent dans les années 1960, des entreprises étrangères s’implantent en nombre, allant jusqu’à employer 15 % de la main-d’œuvre industrielle locale. Mais ces recrutements se font massivement parmi les femmes, contribuant ainsi à une transformation d’ampleur de la classe ouvrière écossaise.
La seconde partie revient sur les trois occupations successives. La plus importante se déroule dans l’usine Lee Jeans de Greenock de février à septembre 1981. Les 240 travailleurs sont essentiellement des femmes qui occupent jour et nuit dans un contexte où le secteur de l’habillement subit une véritable saignée. Un repreneur finit par se manifester de sorte que l’acticité redémarre en septembre. La seconde occupation, de Lovable à Cumbernauld, concerne le même secteur et est également soutenue par le syndicat NUGTW. Elle se déroule entre janvier et mars 1982. Elle débouche aussi sur une reprise d’activité, quoique à un niveau moindre, et qui perdure jusque dans les années 1990. Au même moment, se déroule la 3e occupation chez Plessey Capacitors à Bathgate et est parallèle à celle qui touche BMC dans la ville. L’entreprise travaille dans l’électronique et trouve un repreneur qui reprend 80 emplois (contre 330 initialement au travail).
La dernière partie formule des pistes d’analyse. La première porte sur l’injustice. Cette prise de conscience vise des décisions de fermetures jugées scandaleuses autour de trois éléments : les entreprises veulent fermer des sites après avoir reçu des subventions importantes des pouvoirs publics pour s’implanter. Leur unique souci est donc de faire baisser encore le coût du travail et donc de délocaliser. Pourtant ces sites sont rentables et ont des carnets de commandes bien remplis (p. 139-144). En outre, ces luttes ont pour un cadre des territoires subissant déjà la désindustrialisation où le chômage est déjà massif, encore aggravé par des fermetures emblématiques (celle de Singer en février 1981 par exemple). Andy Clark souligne très justement la « ‘toxicité’ de la dislocation socio-économique » (p. 180) à l’œuvre détruisant des emplois et ravageant durablement des villes. Sur ce point, la démonstration est particulièrement intéressante, parce qu’elle est contre-intuitive : le processus de fermeture accélérée et le chômage croissant jouent un rôle crucial dans les raisons de s’opposer à la disparition (p. 220), alors qu’on aurait pu croire qu’ils favoriseraient les logiques individuelles de fuite (du type passager clandestin dans une mobilisation collective) et de quête éperdue de toute forme d’emploi disponible.
L’ouvrage retracé ainsi à grands traits, je voudrais en discuter trois éléments, à l’aune de la situation française ou de mes lectures. Le premier excède de beaucoup le livre d’Andy Clark et porte sur l’usage systématique du terme « community ». Il peut interroger un lecteur français pour deux raisons principales : le périmètre desdites communautés n’est jamais précisé, tant au niveau social que géographique. Ce faisant aussi, il vient postuler une unité, en ignorant d’emblée les clivages (sociaux, politiques voire raciaux) et les forces centrifuges qui peuvent travailler sur ces territoires et fragiliser les groupes ouvriers. Pourtant, des tensions politiques semblent bel et bien à l’œuvre, notamment entre le SNP et le Labour à Bathgate pendant l’occupation. Il me semble, mais c’est assurément une discussion de fond à conduire dans notre programme DEPOT, que la désindustrialisation vient précisément révéler les failles de communautés supposées ou imaginées pour ensuite les faire éclater.
Le second débat porte sur le répertoire de l’action collective, qui noue deux questions. La première porte sur les modes de résistance à la désindustrialisation, symbolisés par le work-in des Upper Clyde Shipyards en 1971, dont le leader, Jimmy Reid, est resté une figure marquante. Les travaux d’Alan Tucman recensent 268 occupations dans cette décennie, dont 85 contre des réductions massives d’emplois et/ou des fermetures5. Dans ce cadre, on aurait aimé une comparaison plus soutenue afin de repérer les spécificités éventuelles de la configuration écossaise. Comme la majorité des historiens du travail britanniques, Andy Clark ne s’intéresse pas aux autres pays européens, où des résistances massives et originales se déploient pourtant et que des travaux de premier ordre, rédigés de surcroît en anglais, ont analysées : je pense notamment à la lutte menée dans l’usine horlogère Lip à Besançon à partir de 1973 qui implique massivement des femmes, tant ouvrières qu’employées6. Ce type d’action suppose en effet une logistique complexe, des efforts au long cours, entraînant par conséquent des renégociations à l’intérieur des couples sur les rôles dévolus aux hommes et aux femmes, parfois une transgression des normes de genre quand les femmes occupent leur usine la nuit, au risque d’être accusées de sombrer dans la débauche, comme cela se produit à plusieurs reprises en France pendant cette période7. Dès lors, il y avait également tout un questionnement possible autour de ce qui est légitime, et ne l’est pas, ce qui est moral et immoral dans une occupation, respectable ou grossier. Ainsi, il note que dans l’occupation de Lee Jeans la consommation d’alcool est strictement interdite, au point de se débarrasser d’un occupant buveur. La remarque est passionnante mais aurait mérité une réflexion plus vaste sur les manières dont ces ouvrières occupent et, plus encore, sur leur légitimation de ces illégalismes qui ne débouchent jamais sur des violences.
Le dernier débat porte sur le temps long de la résistance, notamment après l’occupation. Il semble bien que les succès ouvriers aient été éphémères dans deux cas sur trois, et que les reprises des entreprises aient débouché sur de nouvelles fermetures. D’où une série d’interrogations sur le savoir-faire politique que les occupantes ont pu accumuler et la manière dont elles le réinvestissent, ou pas, une seconde fois, soit dans l’usine soit dans l’arène politique ; sur ce qu’elles ont pu écrire de ces expériences de mobilisation dans la désindustrialisation, activité qui renvoie à des pratiques plus féminines que masculines, en France au moins8.
On le voit, l’ouvrage d’Andy Clark suggère de nombreux questionnements, à la mesure de l’intérêt que la lecture de son ouvrage suscite. En portant son attention sur des ouvrières écossaises au prise avec une deuxième vague désindustrielle, il a brillamment montré les mérites d’une monographie qui montre les effets cumulés au long cours de cette saignée et les tentatives pour y faire face. Il fait écho à des travaux tout récents en France9 et, à cet égard, les comparaisons doivent être prolongés.